« L’ouverture est pourtant nécessaire. Il arrive même qu’un regard naïf d’amateur, étranger à la discipline, voire même à toute discipline, résolve un problème dont la solution était invisible au sein de la discipline. Le regard naïf, qui ne connaît évidemment pas les obstacles que la théorie existante met à l’élaboration d’une nouvelle vision, peut, souvent à tort, mais parfois à raison, se permettre cette vision. » Edgar Morin, Sur l’interdisciplinarité, 1990
Cette citation d’Edgar Morin nous séduit chez Creative Tech : elle ouvre et défriche l’imaginaire des possibles vers un croisement entre les disciplines, qui n’est plus facultatif mais nécessaire. Aujourd’hui, retour sur une conférence qui a changé le monde.
Un discours pour changer le monde
Le 7 mai 1959, à l’extrémité Ouest de la Senate House de l’université de Cambridge, s’est déroulée l’une des plus importantes conférences du siècle dernier. Effet boule de neige : une controverse hors du commun qui a traversé les décennies pour nous frapper de plein fouet aujourd’hui, plus de soixante ans après. Le coupable ? Charles Percy Snow, scientifique et romancier anglais né en 1905 et décédé en 1980, débute un important discours qu’il nomme sobrement : Les Deux Cultures[1] !
Cette question des « deux cultures » visait à mettre en lumière le danger d’une vision uniquement disciplinaire et cloisonnée, mettant en opposition d’une part les humanities – regroupant les sciences sociales, l’histoire, la littérature, les langues, etc. – et les sciences naturelles et techniques. En somme, les scientifiques face aux littéraires.
Un véritable dialogue de sourds dont les décibels ont paradoxalement explosé lors des deux dernières années, au cœur d’une pandémie qui a fait ressortir une hétérogénéité contre-productive des discours, qui n’arrivaient pas à raisonner dans les mêmes termes… Pas étonnant venant de la part d’une société se bornant à nommer « molles » les sciences sociales et « dures » les sciences techniques…
Avez-vous déjà demandé à un « littéraire » de définir le second principe de la thermodynamique[2] ? Cela reviendrait à demander à un « scientifique » s’il sait lire, ose le romancier ! Derrière ce qui pourrait s’apparenter à une franche boutade s’exprime en réalité l’ampleur du fossé qui existe entre les deux cultures – volontairement ramenée à « deux » dans un but simplificateur, le conférencier lui-même admettra que ce choix numérique est arbitraire et discutable. C.P. Snow, déjà en 1959, dénonçait l’impact culturel de la spécialisation de plus en plus importante des savoirs ! Car si la masse disciplinaire augmente – c’est un fait – c’est en effet parce qu’il est nécessaire de se spécialiser pour acquérir des savoirs profondément ancrés ! On comprendra certainement qu’il est impossible de maîtriser l’histologie par biophotonique – étude des tissus cellulaires par des procédés d’imagerie basés sur des procédés optiques – sans l’étudier quasi exclusivement…mais cela n’empêche en aucun cas de fluidifier les passages entre les différentes matières…et apprendre à voir la vie sous différents prismes !
Comme le dit si bien Stefan Collini dans l’introduction du la nouvelle édition du discours : « La rigidité des frontières entre disciplines, le manque ou l’absence de compréhension mutuelle, les sentiments déplacés de supériorité ou de mépris entre les différents groupes professionnels doivent en effet être considérés comme des problèmes, que nous ne devons pas accepter avec fatalisme en considérant qu’ils font partie de l’ordre immuable des choses. »[3]
Alors haut les cœurs !
Pour une culture commune
Plus de soixante ans après, que reste-t-il d’un tel bouleversement ? La formation disciplinaire reste toujours reine malgré le besoin urgent de dialoguer en vue de résoudre des problématiques que seule l’interdisciplinarité pourra tenter de régler. En France, on aurait pu se réjouir de la réforme du baccalauréat général et technologique et du lycée impulsée sous le gouvernement d’Edouard Philippe – supprimant les trois filières S, ES et L au profit d’un système de spécialité. Mais quels futurs pour des élèves aux connaissances hybrides dans l’enseignement supérieur ? Cette question, dans le système français, reste encore trop en suspens, et doit être traitée avec intérêt pour réellement faire rentrer l’interdisciplinarité dans notre système éducatif ! C.P Snow place cette question au centre de son discours, comparant les différentes méthodes appliquées par les différentes nations… en pleine guerre froide.
Aujourd’hui, le monde a changé ! Pénuries des ressources, réchauffement climatiques, inégalités sociales, souci éthique et progrès technologiques : les défis du 21è siècle sont fondamentalement interdisciplinaires et universels. Comme l’indique Gabrielle Halpern dans son essai, nous sommes aujourd’hui toutes et tous centaures[4] ! À titre d’exemple, le smartphone est peut-être la représentation la plus pertinente de cette hybridation du quotidien : il nous permet à la fois d’appeler, apprendre, jouer, chatter…un vrai centaure. Nul besoin d’aller chercher Léonard de Vinci, aujourd’hui nous avons déjà des exemples concrets d’hybridation. Ne serait-ce que l’immense travail réalisé lors de la Convention Citoyenne pour le Climat (où ont été mélangées plusieurs catégories socio-professionnelles et six niveaux de diplôme), ou sur le même sujet des personnalités comme Philippe Bihouix ou Alain Damasio, mélangeant différentes disciplines pour aborder la question climatique. Alors prenons exemple sur le monde qui nous entoure, et ne craignons plus de s’affirmer hybrides !
Les métiers du futur
Comme l’indiquait il y a déjà quelques années l’étude menée par Dell et le Institute for the future (en Californie), 85% des métiers de 2030 n’existent pas encore. Ne serait-ce qu’aujourd’hui le métier de data scientist, en constante évolution au gré des besoins sociétaux, ou encore l’importance croissante d’anticiper les scénarios de crise : un métier en plein essor au vu de l’actualité. L’interdisciplinarité, c’est le futur. À l’agence nous en sommes convaincu·e·s et nous nous battons tous les jours pour cette magnifique opportunité d’innover et de réinjecter une bonne dose d’optimisme.
Il est urgent de laisser de côté querelles d’égo et réussir à rassembler sous une même bannière l’ensemble des disciplines et acteurs – artistes, scientifiques, entreprises…et toutes et tous les autres – pour attaquer les problèmes du siècle de front. Durant trop longtemps, l’innovation a été bloquée par cette idée comme quoi certaines disciplines seraient plus pertinentes que d’autres : exit le concours de qui aura la meilleure méthodologie, et brisons cette peur que nous avons d’aller vers l’inconnu et la différence. « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau »[5], comme l’a écrit Baudelaire.
En avant toute !
Aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire de (re)lire ce texte fascinant grâce à cette nouvelle édition qui nous éclaire sur les solutions à nos problèmes contemporains !
Chez Creative Tech, nous sommes persuadé.e.s que ce gap existe toujours, et nous nous efforçons jour après jour de le combler en facilitant les ponts entre les disciplines, comme au travers de nos Fabriques Créatives rassemblant artistes, scientifiques et entreprises autour de la création d’une œuvre-innovation ! En témoigne le succès de la saison 1 de Culture au Futur qui a eu lieu dans la Région Pays de la Loire, avec par exemple l’entreprise ZeKat, spécialisée dans la robotique et particulièrement dans les cobots, des robots assistants ! Souhaitant développer les fonctionnalités d’un bras robotisé et en prouver sa sécurisation ou sa précision, nous les avons mis en relation avec l’école d’ingénieurs Polytech Angers et la compagnie de danse et de théâtre Mêtis.
Le résultat ? Une performance entre un cobot et une danseuse suspendue à ce dernier par un harnais, créant un spectacle criant de poésie et de technologie ! Du côté de l’entreprise, cela lui a permis de découvrir de nouveaux mouvements à programmer, et le rendre plus sécuritaire… Pour découvrir nos autres Fabriques Créatives, c’est par ici !
Une preuve par l’action que la rencontre et l’échange disciplinaire nous dirige vers un avenir meilleur !
[1] Discours réédité récemment et traduit en français : Charles Percy Snow, Les Deux Cultures (Les Belles Lettres, 2021)
[2] Ce principe énoncé par Sadie Carnot en 1824 indique que toute transformation thermodynamique se fait avec création d’entropie, en d’autres termes, une augmentation du désordre rendant souvent difficile d’inverser une transformation de ce type !
[3] Charles Percy Snow, Les Deux Cultures (Les Belles Lettres, 2021), p.56
[4] Gabrielle Halpern, Tous centaures ! : Éloge de l’hybridation (Le Pommier, 2020)
[5] Dans Le Voyage issu de Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)