LES ÉMOTIONS SONT LA PROCHAINE RÉVOLUTION DU BUSINESS La prochaine révolution est celle des émotions

Articule initialement paru en juin 2018 dans  Enjeux numériques, ANNALES DES MINES.

http://annales.org/enjeux-numeriques/2018/en-2018-02/EN-2018-06-20.pdf

Les émotions décryptées à l’aide des neurosciences annoncent la prochaine révolution dans le business ©Kam
Les émotions décryptées à l’aide des neurosciences annoncent la prochaine révolution dans le business ©Kam

Intelligences artificielles, robots, cobots, drones, algorithmes, réalités virtuelle, mixte ou augmentée, hologrammes, objets connectés : nous basculons dans un monde où humanité et technologie se combinent, s’augmentent, se confrontent ou s’opposent. On ne sait plus très bien.

Alors que ces mots envahissent les écrans et les esprits, les enjeux sont loin d’être décodés : un sondage cité par Sciences et Avenir en septembre 2017 indique que « 34 % des Français disent ne pas savoir ce qu’est l’intelligence artificielle, 41 % croient le savoir et 25 % pensent le savoir précisément ».

Le point de bascule

Le pouvoir de l’homme s’est accru dans tous les domaines, excepté sur lui-même », disait Churchill. Ces mutations technologiques semblent le contredire tant il est vrai qu’elles explorent sans relâche nos cinq sens, nos émotions, sollicitant l’imagination et les interactions dans des univers de 0 et de 1 : une vue décuplée et augmentée, une ouïe diésée et spatialisée, un toucher hypersensible ‒ désormais avec une capacité de projection du corps ‒, un odorat reproductible. Seul le goût laisse encore ‒ mais pour combien de temps ? ‒à désirer.

Là où les générations précédentes connaient l’émotion au cercle de l’intime et la tenaient pour une sensiblerie, voire une faiblesse, nos contemporains annoncent au contraire l’avènement du règne des émotions, avec force réseaux sociaux et émoticônes (1)

Cette révolution technologique qui tente de conquérir les « terrae incognitae » de nos émotions coïncide avec deux autres transformations décisives.

La réactualisation des sciences cognitives et en particulier des neurosciences révolutionne la compréhension des émotions. « L’émotion est d’abord une révolution scientifique : nous disposons désormais des outils pour montrer que la conscience est holistique et qu’elle est sensoriellement sans limite », indique la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. La dernière transformation majeure est politique, qui voit s’affronter le rationnel et l’émotionnel dans la démocratie. Cynthia Fleury précise : « Nous assistons à une révolution démocratique sur la place des émotions dans les institutions, dont le rôle est précisément d’instiller de la rationalité alors que les individus sont submergés d’émotions. »

Ces trois accélérations, technologique, scientifique et politique, interrogent les acteurs publics dans leur appréhension des questions éthiques et réglementaires ‒ le droit des robots est d’ores et déjà en débat. Elles questionnent également frontalement les entreprises dans leur compréhension de leurs clients et collaborateurs, ainsi que dans la conception même de leurs produits et services. La révolution des émotions est donc en marche.

©Pixabay

Nous sommes entrés dans l’ère de l’économie de l’émotion

« Bien contrôlée, l’intelligence artificielle pourrait nous conduire à devenir encore plus humains, un hyper-humanisme », annonce Joël de Rosnay. Encore plus humains ? Encore plus sensibles aux équilibres naturels qui nous entourent ? Les acteurs publics sont ainsi confrontés à « un nouvel ordre du jour humain » pour reprendre les propos de l’historien Yuval Noah Harari. Toutes les problématiques sont convoquées : éthique, réglementation, recherche et développement, gouvernance.

Comment penser l’éthique avec les data et « machines conscientes » ? Différentes initiatives voient le jour depuis quelques années. En 2014, une déclaration préliminaire des droits de l’humain numérique a été élaborée (www.ddhn.org), pour que la soft law préempte ce futur aléatoire. Pour Laurence Devillers, professeure à Paris-Sorbonne et spécialiste de l’affective computing, plusieurs approches coexistent pour aborder les questions éthiques de l’intelligence artificielle (IA) : l’éthique d’abdication ‒ l’IA est programmée pour s’autodétruire en cas de problème, et par exemple, dans le cas d’un véhicule autonome, risquer la vie de ses occupants ‒, l’éthique déontique ‒ l’IA applique stricto sensu les règlements ‒, l’éthique conséquentialiste ‒ l’IA arbitre en fonction de statistiques, par exemple le nombre de morts dans le cas d’un véhicule autonome. Quelle combinaison d’éthiques devons-nous dessiner pour cohabiter avec les intelligences artificielles ? Sur un ton plus léger, le « suicide », le 27 juillet 2017, dans une fontaine d’un centre commercial de Washington DC, d’un robot de sécurité, pourtant conçu pour ne ressentir aucune émotion, interroge.

Il pose également la question du droit des robots. La question peut sembler à première vue ubuesque. Créée en 2014 par l’avocat Alain Bensoussan, l’Association du droit des robots appelle à la création d’un cadre juridique propre à la robotique, à l’instar du droit de l’informatique ou des télécommunications. Pour ses promoteurs, le droit des robots est inéluctable, à mesure que les machines se dotent d’intelligence artificielle les autonomisant chaque jour un peu plus.

Le soutien à la recherche est naturellement au cœur du sujet. Avec plus de 5 000 chercheurs en intelligence artificielle, la France dispose d’une force de développement réelle.

En s’appuyant des mythes, des fantasmes et la réalité, Laurence Devillers explique ce qu’est l’IA. © Plon
Dans cet ouvrage, l’auteur interpelle les lecteurs sur les changements que le numérique va opérer sur nos vies © Albin Michel

Si la recherche est bien dotée, les usages sont quant à eux moins étudiés.

Or, comme pour les précédentes révolutions technologiques, ils sont un enjeu crucial pour nos économies. Pour détecter et inventer de nouveaux usages, Jean-Gabriel Ganascia, professeur en informatique à l’Université Pierre-et-Marie- Curie et chercheur en IA, plaide pour un renforcement de la pluridisciplinarité, avec des sociologues notamment.

Les accélérations fulgurantes décrites par Yuval Harari dans sa « Homos deus. Une brève histoire de l’avenir » interpellent : « Au XXIe siècle, les principaux produits de l’économie ne seront plus les biens matériels mais les corps, le cerveau et la conscience, autrement dit la vie artificielle. L’Homo deus – l’homme devenu dieu – a trois façons de passer au niveau supérieur : la bio-ingénierie, les cyborgs et la vie anorganique. » Comment penser un cadre pertinent pour penser ces enjeux ? Ces derniers mois, les initiatives se multiplient outre-Atlantique : fonds de financement dédiés (création du Salesforce AI Fund, fonds Google…), création du think tank et Future Society de la Harvard Business School, qui souhaite ouvrir à tous le débat autour de l’IA (ai-initiative.org), prises de parole spectaculaires des grands acteurs numériques (Elon Musk, Mark Zuckerberg, Bill Gates, Larry Page, Jeff  Bezos…).

En France, les lignes bougent également : mission d’information parlementaire sur l’IA confiée à Cédric Villani ; proposition du président de la République, dans son discours du 26 septembre à la Sorbonne, de créer une Agence européenne de l’Innovation pour  financer, notamment, l’intelligence artificielle.

Mais ne faut-il pas urgemment marquer les esprits et mettre en place une Conference of Parties sur l’intelligence artificielle ? Faire preuve d’audace avec une « CoPIA », qui réunisse tous les acteurs impliqués dans cette nouvelle économie de l’émotion : chercheurs, entrepreneurs, artistes, ingénieurs, philosophes, sociologues. Une CoPIA qui renouvelle le genre, ouverte à toutes les disciplines, une CoPIA post-innovation ouverte : les solutions de demain ne peuvent être laissées aux seuls spécialistes techniques. En effet, Laurence Devillers nous prévient : « Il faut travailler les discriminations qui pourraient intervenir dans le domaine de l’intelligence artificielle. Va-t-on reproduire en IA les clivages à l’œuvre dans la société ? On s’aperçoit que les femmes-agents conversationnels sont principalement utilisées comme assistantes de soins, qu’il risque d’y avoir à profusion des robots sexuels de genre féminin (…) ou que les logiciels de reconnaissance de visage, comme celui de Google, savent mieux identifier les peaux blanches que les noires, faute d’avoir assez de données dans leur corpus d’origine. Il faut avoir la réflexion de fond sur ces sujets pour ne pas arriver à la bêtise artificielle. »

Les auteurs d’émotion

Pour les entreprises, une nouvelle bataille s’engage : introduire de l’émotion dans les processus d’innovation. Puisque nos émotions dictent de plus en plus nos comportements et nos actions, les entreprises doivent elles aussi parler le langage des émotions. Management émotionnel, intelligence émotionnelle, marketing émotionnel, relation émotionnelle… Aucun terrain ne semble oublié, et le pouvoir créatif des artistes est déjà largement mis à contribution pour créer une publicité, designer un objet, ré-enchanter un espace ou un lieu…

Dans sa thèse « Gender Shades » , le Dr Joy Buolamwini compare les logiciels de reconnaissance de visages de Facebook, d’IBM et de Microsoft qui reconnaissent difficilement les femmes à peau noire © Gender Shades..org

Mais à y regarder de près, il y a, à ce jour, un pan entier de l’activité d’une entreprise qui intègre encore très peu la dimension émotionnelle et la distinction créative : c’est la conception et la réalisation des produits et services eux-mêmes. Or, un constat s’impose : les produits se ressemblent de plus en plus tant pour la fiabilité que pour les fonctionnalités ou les prix. Difficile dans ces conditions de se distinguer. La différence peut se faire sur l’emballage, la communication, ou plus profondément sur les valeurs de l’entreprise, l’identité de la marque… Mais surtout, la différence va se faire de plus en plus sur la prise en compte d’une dimension émotionnelle au cours du processus de développement de nouveaux produits et services, en l’intégrant à la méthodologie de travail des ingénieurs, chercheurs et techniciens. C’est donc très en amont, y compris dans la gestion interne des collaborateurs, que la bataille commerciale va se jouer entre les entreprises. L’émotion est ce qui donne au produit ou au service sa singularité et son irréductible sensibilité. L’appel à la pluridisciplinarité de Jean-Gabriel Ganascia doit s’appuyer sur différents talents. L’intégration des talents artistiques dans les processus d’innovation reste à inventer.

Les entreprises ne favorisent pas spontanément la créativité, qui remet en cause les habitudes, les acquis, les traditions, perturbe les organisations. Produire du nouveau en permanence est source de désordre. Et pourtant, dans une société de l’émotion, la créativité devient une qualité primordiale. Les artistes construisent et créent à travers les questions posées à nos sociétés : qu’ils soient scénaristes, scénographes, vidéastes, plasticiens, musiciens, danseurs, cinéastes, concepteurs de jeux vidéo… Le lien particulier des artistes avec la société, leur approche du sensible, leur esthétique, leur vision forment une chance qui va bien au-delà de la pluridisciplinarité des équipes pour concevoir de nouvelles idées.

De Tinguely à Patrick Tresset, les artistes détournent la technologie pour proposer une lecture nouvelle approche et approche de ces outils innovants L’œuvre méta-Matic n° 1 Jean Tinguely © Philippe Migeat - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP© Adagp, Paris / 6 Robots named Paul (2012) © Patrick Tresset

Les découvertes d’Antonio Damasio, professeur de neurologie, neurosciences et psychologie, directeur de l’Institut pour l’étude neurologique de l’émotion et de la créativité de l’Université de la Californie du Sud, sont à cet égard exemplaires. Spécialiste des liens entre la conscience, les émotions, les sentiments et le corps, féru d’art, Antonio Damasio rapproche neurosciences et art : « Il y a deux façons de comprendre l’univers : l’approche scientifique et la démarche artistique. Elles n’ont ni les mêmes caractéristiques, ni la même approche, mais elles permettent toutes deux de mieux connaître la condition humaine. Mais l’art, plus que la science, et c’est leur différence, est lié aux émotions (…). Pour un artiste, c’est donc très important de connecter l’imagination aux émotions. »

Antonio Damasio et les neurosciences nous laissent entrevoir, sous un nouveau jour, toute la place de l’émotion dans le processus créatif. Encore faut-il s’emparer de ces découvertes. Tout simplement parce que la capacité des artistes à rendre uniques, singulières et… pourtant universelles leurs œuvres résonne avec la volonté des entreprises de trouver des produits et services uniques, singuliers … et pourtant universels.

L’entreprise est déjà sortie de sa tour d’ivoire en se lançant dans l’open innovation, une manière pour elle de mobiliser la capacité d’innovation « hors les murs ». Mais elle n’a, ce faisant, parcouru que la moitié du chemin. Il lui faut maintenant aller un cran plus loin, en se lançant dans l’open creativity. C’est à cette condition que l’entreprise sera capable de recevoir ce que les artistes peuvent apporter : le détournement d’une idée, d’une innovation, d’une technologie pour lui donner un « supplément d’âme », lui faire porter du sens. C’est précisément ce qui va permettre à l’entreprise de devenir une creative tech, c’est-à-dire une entreprise connectée au nouveau monde, un monde qui conjugue technologies et émotions.

Le mot « robot » lui-même, issu des langues slaves – corvée, travail forcé -, serait apparu pour la première fois dans les années 1920 dans la pièce de théâtre R.U.R (Rossum’s Universal Robots) de l’auteur tchèque Karel Capek qui l’aurait lui-même emprunté à son frère Josef, peintre et écrivain. Laissons donc la place aux talents artistiques, sous toutes leurs formes, pour qu’ils nous aident, aux côtés des chercheurs, ingénieurs, sociologues, philosophes, entrepreneurs et acteurs publics, à reprendre le chemin des Humanités, version XXIe siècle.

Une représentation théâtrale de la fameuse pièce Rossum’s Universal Robots de Karel Capek, adaptation de la chaîne britannique BBC Universal 1938 © BBC
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